Les Grecs et la retraite à 53 ans : retour sur une désintoxication médiatique

Publié le par Batiste

Je reposte ici un article qui donne sérieusement à réfléchir sur le fonctionnement des médias, ainsi que sur la nature du travail effectué par les journalistes du XXIème siècle, de plus en plus dépendants des principales agences de presse (AFP, Reuters, etc), dont les dépêches sont souvent recopiées à la virgule près, sans avoir fait l'objet du moinde examen critique. Publié par mes soins le 4 mai 2010 sur le site Agoravox, cet article revenait sur une « information » qui venait d'être martelée par tous les principaux médias français, selon laquelle l'âge moyen de départ à la retraite en Grèce allait passer de 53 (!) à 67 ans. Je n'avais pas spécialement suivi l'actualité, mais c'est en visionnant une excellente émission d'Arrêt sur images que j'en ai entendu parler. Daniel Schneidermann, perplexe, attirait l'attention de ses invités sur ces chiffres peu crédibles, qui émanaient d'une dépêche Reuters. En toute logique, cette information douteuse aurait dû poser problème aux journalistes qui l'ont lue, mais en réalité aucun d'entre eux n'a pris la peine d'en vérifier l'exactitude, comme le prouve le fait qu'elle ait été annoncée telle quelle à la radio, dans les journaux télévisés et dans la presse écrite. Voici en gros le message adressé aux Français par la quasi-totalité des médias du pays : « D'après une interview accordée au Financial Times par Andreas Loverdos, ministre grec des affaires sociales, l'âge moyen du départ à la retraite devrait passer de 53 à 67 ans en Grèce ». On imagine sans peine l'effet produit sur des auditeurs, lecteurs et téléspectateurs à qui l'on venait de répéter depuis des semaines que les Grecs — un ramassis de paresseux qui vivent au dessus de leurs moyens, c'est bien connu — étaient pleinement responsables de la crise traversée par leur pays... pour éviter d'avoir à évoquer les véritables sujets qui fâchent.

 

Je tenais à revenir sur cet article car je pense qu'il illustre parfaitement l'une des — nombreuses — dérives du système médiatique, et il témoigne à mes yeux de l'importance du rôle que peuvent jouer les citoyens dans le désamorçage de ce type de désinformation. Grâce au choix éditorial d'Agoravox, qui a donné une excellente visibilité à mon article en le plaçant en Une du site jusqu'au lendemain, les quelques heures que j'ai passées à démonter le mythe de la retraite à 53 ans ont permis à de nombreux citoyens de se rendre compte de la supercherie. Mieux : ils l'ont dénoncée à leur tour, comme en témoigne le nombre de fois où mon article a été relayé sur les blogs, dans les commentaires des articles de presse en ligne qui avaient participé à la désin-formation, les forums (notamment celui de France 2), ainsi que les réseaux dits « sociaux » du style Twitter, Facebook... Je tiens à remercier Jean-Luc Mélenchon et Attac France, qui l'ont intégré dans leurs analyses du traitement médiatique de la situation grecque, les partis de gauche (PG, PCF... PS) et syndicats qui l'ont relayé sur leurs sites au niveau local, ainsi que tous ceux qui l'ont répercuté sur les sites des médias fautifs afin de leur demander des explications. Bien entendu, aucun journaliste n'a fait son mea culpa :  chacun, l'air de rien, s'est contenté de rectifier discrètement les chiffres, se gardant bien d'évoquer l'erreur rabâchée dans les éditions précédentes...  Il semblerait qu'un article de l'Huma Dimanche (sans doute l'édition du 9 mai ?) ait dénoncé cette désinformation, mais je n'ai pas encore mis la main dessus. Je serais curieux de savoir s'il est fait référence à mon article... Avis à la population !

 

Cette expérience m'a montré que nous autres, simples citoyens, sommes en mesure de lutter contre la désinformation quotidienne, à condition d'y consacrer un peu de temps. Internet, souvent décrié par les journalistes — il paraît qu'on y trouve quantité d'informations erronées —, est un puissant outil de communication, dont nous pouvons et devons nous emparer à cet usage, notamment par l'intermédiaire de sites d'information citoyenne comme Agoravox. J'insiste bien sur l'expression « information citoyenne », car à mon sens la critique des médias ne peut être faite qu'en dehors d'un contexte journalistique. J'en veux pour preuve le fait que j'ai publié mon article simultanément sur Agoravox et sur Le Post, un site d'information qui dépend du journal Le Monde — critiqué dans mon papier — et qui est géré par des journalistes. Pour ceux qui n'en connaissent pas le fonctionnement, une équipe de journalistes rédige une partie des articles, et sélectionne les plus « pertinents » parmi ceux rédigés par les internautes, en les estampillant  comme « vérifiés » si leur contenu est jugé intéressant — voire s'ils tapent sur la bonne personne, quitte à négliger tout critère de qualité (voir cet autre exemple, plus ancien). Ce sont ces mêmes journalistes qui choisissent les articles placés en Une du site. Sur Le Post mon article n'a — bien entendu — bénéficié d'aucune visibilité, et malgré 2760 lectures n'a suscité aucun commentaire, ce qui contraste quelque peu avec les 92 réactions sur Agoravox ! Je ne dispose pas du nombre de consultations pour ce second site, mais je suppose qu'il doit être 10 à 20 fois plus important.

 

Que ce soit en publiant ou même simplement en relayant des informations, il me paraît plus que jamais nécessaire que les citoyens s'impliquent davantage dans la production et dans la critique des informations. Je me devais donc d'entamer ce blog par cet exemple qui me semble assez lourd de signification, ainsi que par un petit coup de projecteur sur une association qui bataille sur ce même thème depuis 1996, année de sa création par Pierre Bourdieu : la bien-nommée Acrimed (Action Critique Médias). Je recommande vivement à la poignée d'internautes qui lira ces quelques lignes d'aller régulièrement butiner sur son site internet, et si possible de la soutenir, soit en adhérant soit en faisant connaître ses travaux, car les articles qui y sont publiés sont toujours très solides et très pertinents... Une véritable mine d'or !

 

http://lesitedumexicain.free.fr/blog/grecs53/figaro.pngUn commentaire trouvé sur le site du Figaro.

 

http://lesitedumexicain.free.fr/blog/grecs53/CGT.pngUne utilisation intelligente d'un réseau « social » bien connu.

 

http://lesitedumexicain.free.fr/blog/grecs53/basket.png

Un échange sur un forum consacré au basketball... J'ai bien ri !

 

 

Et je pourrais encore en mettre une bonne trentaine comme ça ! Certains commentaires sont très bons, d'autres sont assez surprenants, à l'image de cet étrange plagiat trouvé sur le site du Point. J'ai également eu la magnifique surprise d'être relayé par un élu du Front National, qui n'était visiblement intéressé que par le premier paragraphe de mon texte, puisqu'il n'en citait que cette partie... Ou comment me faire dire le contraire de ce que j'exprime. Je préfère ne pas divulguer l'adresse de son blog, ça pourrait en améliorer les statistiques de fréquentation !

 

 

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« Désintox : les Grecs et la retraite à 53 ans » (04/05/10)

L’information telle qu’elle a été relayée par les médias :

Depuis quelques jours, de nombreux commentaires hostiles à la Grèce fleurissent sur les blogs et dans les commentaires d’articles de presse en ligne. La cause ? Plusieurs articles de journaux et émissions de radio ont appris aux Français que les Grecs partaient à la retraite... à 53 ans ! Cette affirmation a suscité une vague de colère : pas étonnant qu’ils soient dans une situation de faillite, ces fainéants, puisqu’ils partent en retraite sept ans avant nous !

La source de cette information : une dépêche, reprise en choeur par la quasi-totalité des journaux, indiquant que dans une interview accordée au Financial Times le ministre grec des affaires sociales avait déclaré que l’âge moyen de la retraite en Grèce allait passer de 53 ans à 67 ans. Voici quelques extraits prouvant qu’une majorité de journalistes s’est contentée de recopier cette dépêche, parfois à la virgule près, induisant ainsi en erreur une bonne partie de leurs lecteurs :

« Le ministre des affaires sociales, Andreas Loverdo, a également évoqué une réforme des retraites dans un entretien au Financial Times. (...) L’âge moyen de la retraite passerait alors de 53 ans à 67 ans » (Le Monde.fr).

« Le ministre des affaires sociales, Andreas Loverdo, a quant à lui évoqué une réforme des retraites dans un entretien au Financial Times. (...) L’âge moyen de la retraite passerait de 53 ans à 67 ans » (Le Monde.fr).

« Le ministre des Affaires sociales, Andreas Loverdos, a évoqué en outre une réforme radicale des retraites. Dans un entretien au Financial Times, il indique que l’âge moyen de la retraite passerait de 53 ans à 67 ans » (Les Echos.fr).

« Le ministre des Affaires sociales, Andreas Loverdos, a évoqué en outre une réforme radicale des retraites. Dans un entretien au Financial Times, il indique que l’âge moyen de la retraite passerait de 53 ans à 67 ans » (L’Express.fr).

« Le gouvernement aurait accepté (...) d’augmenter l’âge moyen de la retraite de 53 à 67 ans » (Le Figaro.fr).

« Les autres mesures de ce plan de 24 milliards d’euros comprennent un relèvement de l’âge moyen de la retraite qui passerait de 53 ans à 67 ans, indique le FT » (Reuters France). [N.B. : FT= Financial Times]

Selon Daniel Scheidermann, qui évoquait la dépêche Reuters dans l’émission Arrêt sur images du 30 avril 2010, consacrée à la Grèce et aux retraites, cette information a été répétée telle quelle « sur toutes les radios françaises ».

Pour montrer l’effet produit par cette annonce, c’est-à-dire ce que la plupart des Français moyens ont compris après avoir lu ou entendu cette information, il m’a semblé intéressant de reproduire quelques extraits d’un article de Moneyweek.fr, site sur lequel « L’actualité économique, financière et boursière » est « commentée et décryptée par des spécialistes » :

« Imaginez un instant. Vous êtes un fonctionnaire grec, de 52 ans, (...) vous allumez la radio (...). D’une voix monocorde, le présentateur vous annonce que le gouvernement, sous la pression conjuguée du FMI et de l’Allemagne, vient de faire passer l’âge légal de la retraite de 53 ans à 67 ans… Vous qui pensiez prendre une retraite – bien méritée – dans quelques mois, vous voilà reparti pour 14 années de travail ».

Bref, les Grecs, qui pouvaient bénéficier d’une retraite à taux plein dès 53 ans, vont devoir renoncer à leur avantage scandaleux, et travailler beaucoup plus longtemps, comme partout ailleurs en Europe. Ce discours, qui résulte d’un recopiage bête et méchant par les journalistes de la dépêche évoquée plus haut, se propage aussitôt comme une trainée de poudre sur la toile et dans tous les bistrots, accompagné des éternels clichés sur la paresse des Méditerranéens (clichés qui entre parenthèses ont beaucoup de succès en ce moment outre-Rhin).

Ce qu’il en est véritablement des retraites en Grèce :

Selon la déclaration du ministre grec Andreas Loverdos, les réformes qui vont être menées dans son pays vont permettre de faire passer l’âge moyen du départ à la retraite de 53 à 67 ans.

Mais si l’on consulte les chiffres européens concernant l’âge légal du départ à la retraite, par exemple sur le site de l’Observatoire des Retraites, on peut constater qu’il est en Grèce de 60 ans pour les femmes, de 65 ans pour les hommes (soit cinq ans de plus qu’en France pour ces derniers). L’âge moyen de sortie du marché du travail, en 2005, était quant à lui de 61 ans pour les femmes et de 62,5 ans pour les hommes en Grèce. Si l’on s’amuse à comparer avec les chiffres qui concernent les Français (si prompts à donner des leçons aux Grecs), leur âge moyen de sortie du marché du travail est de 59,1 ans pour les femmes et 58,5 ans pour les hommes (source : Eurostat, 2005). Par conséquent, selon les chiffres de 2005, les femmes travaillent en moyenne deux ans de plus en Grèce qu’en France, quatre ans de plus pour les hommes.

Mais alors... à quoi correspond l’âge de 53 ans donné par le ministre grec ?

L’âge de sortie du marché du travail aurait-il chuté de près de huit ans entre 2005 et 2010 ? Si c’est le cas cela signifie que la situation est désastreuse, que de nombreux licenciements ont frappés les Grecs au cours de cette période, et qu’ils sont une majorité à toucher des pensions misérables, étant sortis du monde du travail sept ans avant l’âge légal de la retraite pour les femmes, dix ans avant pour les hommes. J’ose espérer que cette version des faits n’est pas la bonne ! N’étant ni journaliste ni expert (ce qui paraît ne pas forcément aller de paire) je ne suis pas en mesure d’en vérifier la pertinence.

S’agit-il d’une bête faute de frappe ? Le ministre évoquait-il l’âge de 63 ans de façon a faire une moyenne entre l’âge légal pour les femmes (60 ans) et celui pour les hommes (65 ans) ? C’est très plausible, mais alors pourquoi est-ce qu’aucune dépêche n’a rectifié le tir ? Daniel Schneider-mann, dans l’émission évoquée plus haut, déclarait à juste titre : « Si ce chiffre est faux c’est vertigineux sur l’ignorance de tous les agents de la chaîne de l’information ». Et Jean-Luc Mélenchon de rajouter : « (...) on a déjà vu des pontifes de cette sorte, notamment anglo-saxons, raconter n’importe quoi et la presse française béante d’admiration n’allant vérifier rien du tout ».

La rédaction d’Arrêt sur images a tenté de vérifier l’information donnée par les médias... sans parvenir à comprendre à quoi correspondait cet âge de 53 ans. Elle relève toutefois qu’en février 2010, d’après une dépêche Reuters, « le ministre grec du Travail » envisageait de « porter l’âge de départ à la retraite de 61 à 63 ans à l’horizon 2015 », avant d’en conclure qu’il est « difficile d’y comprendre quelque chose, et étonnant qu’aucun des médias en ligne ou des radios tambourinant cette nouvelle ne se soit arrêté un instant pour réfléchir à la signification des chiffres annoncés ».

N’ayant moi non plus trouvé aucune signification à cet âge de 53 ans, il me semble qu’une dernière solution doit être envisagée, à savoir la possibilité qu’il s’agisse d’un effet d’annonce destiné à rassurer les marchés. Le ministre grec n’avait de toute façon que très peu de chances de voir sa bourde relevée dans les médias, comme en témoigne le fait qu’une seule personne (du moins à ma connaissance) ne l’a fait jusqu’à présent : Daniel Schneidermann. Il est d’ailleurs revenu sur cette affaire dans un article, s’étonnant du fait qu’une telle information ait pu être martelée « sans que personne ne s’interroge ».

Une chose est sûre c’est que si le gouvernement grec peut décider de reculer l’âge légal de la retraite de 60-65 à 67 ans, il n’est absolument pas en mesure de garantir du travail aux Grecs jusqu’à de tels âges. Comme on l’envisage aujourd’hui en France, il est donc question de faire des économies sur le dos des Grecs les moins favorisés, ces derniers étant amenés à quitter le monde du travail bien avant d’avoir pu cotiser suffisamment pour être en mesure de toucher une pension décente...

Cette affaire donne sérieusement à réfléchir sur la nature du travail accompli par les journalistes... Est-il normal qu’ils soient si nombreux à véhiculer de telles informations sans les vérifier, sans même chercher à les comprendre ? Suffit-il de recopier et répéter des informations données par des agences de presse pour faire du journalisme ? La tâche d’un journaliste n’est-elle pas d’exercer un regard critique sur ces dernières et de les expliquer aux citoyens si nécessaire ?

Publié dans Critique des médias

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