Genèse d'un buzz : le méchant Mélenchon face au pauvre petit étudiant en journalisme

Publié le par Batiste

Dans ce billet, je me propose de revenir sur une vidéo que les médias ont diffusé en boucle l'année dernière, dans laquelle tout le monde — ou presque — a pu voir Jean-Luc Mélenchon qui, avec des mots assez durs, remontait les bretelles à un étudiant en journalisme. Mise en ligne par l'étudiant lui-même, cette vidéo avait suscité un énorme « buzz », débouchant sur un véritable lynchage médiatique de Mélenchon. Cette histoire est ancienne, puisqu'elle remonte à mars 2010, mais elle apparaît aujourd'hui sous un jour nouveau, grâce à l'irruption de nouvelles vidéos. Nous donnant un aperçu plus complet de la même scène, ces nouveaux éléments nous permettent de relativiser et de mieux comprendre l'attitude de Mélenchon. Cela illustre parfaitement la façon dont on peut faire dire tout et n'importe quoi à des images, dès lors qu'elles sont sorties de leur contexte — volontairement ou non —, et en particulier lorsque leur interprétation est biaisée par le parti pris des commentateurs. Je reviens d'abord brièvement sur les faits, puis je vous soumets les nouvelles vidéos, afin que chacun puisse juger de la pertinence de mes propos.

Rappel des faits

La scène se déroule dans le XIIème arrondissement de Paris, le 19 mars 2010, entre les deux tours des élections régionales. Mélenchon, accompagné de militants du Front de Gauche, vient de procéder à une distribution de tracts. Pas mal de journalistes viennent le voir. Il est interviewé pendant trois quarts d'heure, tout se passe très bien. Puis arrive un étudiant en journalisme, qui lui demande s'il peut le filmer et l'interviewer, car il doit réaliser un exercice pour son école, dans le cadre de sa formation. Mélenchon accepte, ce qu'il n'était pas obligé de faire : l'interview n'étant pas destinée à être rendue publique, beaucoup auraient refusé de « perdre leur temps » en se livrant à un tel exercice, surtout en pleine période électorale. Il accepte, mais visiblement cela se passe assez mal... Le soir même de l'interview, l'étudiant en journalisme annonce sur Twitter qu'il « vient de subir une agression anti mediatique de Mélenchon ». L'air assez fier de lui, il rajoute : « Et j'ai des images hahahahaha ». [1]

Dix jours plus tard, le 29 mars 2010, l'étudiant poste un extrait de l'interview qu'il a filmée sur le compte Dailymotion de son école de journalisme, intitulant la vidéo  — à tort, puisque lui seul était visé par cette expression — « Mélenchon : Les journalistes sont de "petites cervelles" ». Sous la vidéo, un court texte de présentation décrit les conditions dans lesquelles la vidéo a été réalisée. Il y est affirmé que Mélenchon ne devait pas être dans de bonnes dispositions ce jour-là, ou plutôt que s'il s'était permis un tel comportement, c'était parce « qu'il n'avait en face de lui qu'un simple "étudiant en journalisme" »... Effectivement, c'est le cas.  Mais pas pour les motifs sous-entendus dans cette brève présentation. Pour le comprendre, c'est la scène entière qu'il aurait fallu pouvoir visionner, et non ce simple extrait :

 

Pour le moment, je m'abstiens de tout commentaire. Ces images ont été estimées d'un intérêt crucial par les médias, si l'on en juge par le nombre de fois où elles ont été reprises et commentées, que ce soit lors d'émissions télévisées, radiophoniques, ou dans les articles de journaux en ligne. Souvent, n'était conservé que le plus croustillant, de façon à faire tenir en 20 secondes le contenu d'une vidéo déjà bien courte. Mais j'y reviendrai plus tard. Là je me limite à décrire ce que j'ai pu observer concernant la mise en ligne de cet extrait vidéo, ayant été l'une des premières personnes à la commenter sur Dailymotion, sous l'un de mes anciens pseudos.

Juste après avoir posté la vidéo sur le compte de son école, l'étudiant s'empresse de la commenter avec un compte personnel, qu'il vient de créer sur Dailymotion. Dans son premier commentaire, qui a disparu depuis — mais il reste les suivants, dont les premiers me sont adressés — l'étudiant en journalisme explique qu'il est l'auteur de cette vidéo et il précise le contexte de l'interview. Malgré ses démentis, je continue de penser qu'il a cherché à exploiter ce filon pour se faire de la publicité : sinon, pourquoi rompre l'anonymat et revendiquer la paternité de la vidéo en mettant son nom en avant ? Cela témoigne à mon avis du fait qu'il avait l'intention d'utiliser cette vidéo pour se faire connaître, pour être repéré avant même d'être sorti de son école. Dans le milieu du journalisme, on appelle cette pratique, qui consiste à se donner une forte visibilité sur internet pour se faire repérer par de futurs employeurs, le « personal branding ». [2]

Le buzz et ses conséquences

Pendant deux semaines, rien n'a été plus important que cette vidéo, allégrement diffusée sur toutes les antennes et à toutes les heures, assortie de commentaires tous plus acides les uns que les autres, et le buzz s'amplifiant au fur et à mesure. En effet, les journalistes, dont le corporatisme est souvent exacerbé, n'ont pas du tout apprécié les formules bien senties de Mélenchon à l'égard de la presse. Mais au lieu de l'attaquer sur sa critique du traitement de l'information, nombre d'entre eux ont préféré se focaliser sur le sort subi par le pauvre petit étudiant en journalisme, la larme à l'œil... Pendant une longue période, tous les prétextes se sont révélés bons pour tacler le vilain Mélenchon ! Et lorsqu'on daignait encore bien l'inviter dans les médias, ce n'était que pour le sommer de reconnaître ses fautes, en prenant appui sur de courts extraits de la vidéo.

Pendant des mois, il a fallu batailler pour faire comprendre aux gens que l'extrait vidéo retenu ne reflétait ni la position de Mélenchon sur les médias, ni même celle du PG. Ces propos, tirés de leur contexte, étaient ceux d'un homme en colère, qui en avait marre de voir les journalistes focaliser l'attention des citoyens sur des sujets futiles mais vendeurs, au détriment de l'information. Il ne s'agissait pas d'un homme politique donnant une interview à tête reposée, mais d'un militant, fatigué de voir ses efforts ruinés par le comportement des médias de masse,  qui tentait de faire comprendre à un futur journaliste les motifs de sa colère, pour éviter que lui aussi ne tombe dans les travers de ses confrères.

L'apprenti journaliste a lui aussi été mis sur le devant de la scène, voyant son nom cité dans les médias. Il a d'ailleurs accordé un entretien à l'un  de ses futurs collègues, qui l'a repeint pour l'occasion en journaliste, publiant son papier sur Agoravox sous le titre : "Colère de Mélenchon, les révélations du journaliste" (sic). Mais bien vite la situation a tourné en sa défaveur, car il s'est vu la cible de nombreuses critiques, parfois très acerbes, émanant aussi bien de sympathisants de Mélenchon que d'internautes en colère contre les médias de masse... lesquels donnent de plus en plus l'impression aux citoyens de s'évertuer à détourner leur attention des vrais sujets. Et cette tournure des événements, l'étudiant en journalisme semble l'avoir assez mal vécue. Sur son blog il m'a affirmé avoir décliné une invitation au « Grand Journal » de Canal+.  C'est une preuve supplémentaire — mais en aviez vous besoin ? — de la futilité de cette émission de divertissement, dont l'impertinence n'est que de façade. Cela montre également que l'ancien étudiant, devenu journaliste depuis, avait sous-estimé les conséquences que cette vidéo pouvait avoir pour lui, au moment où il a décidé de la mettre en ligne.

Un an après, deux nouvelles vidéos font surface

Un an jour pour jour après le déclenchement du buzz, l'ancien étudiant en journalisme a publié sur son blog un article revenant sur l'incident, accompagné de l'intégralité de ce qu'il avait filmé. Je signale au passage qu'il s'était engagé à le faire lorsque je lui en avais formulé la demande, c'est-à-dire avant que la vidéo ne soit reprise par les médias. Sa nouvelle vidéo n'apporte pas grand chose au débat, si ce n'est le fait qu'elle donne le début de l'interview, soulignant ainsi la maladesse des questions et des objections faites à Mélenchon. Il y manque cependant un élément important, à savoir ce qui s'est dit juste après que l'étudiant ait coupé sa caméra. Je la poste ici pour la forme, mais en fait c'est surtout sur une troisième vidéo que je voudrais attirer l'attention de mes lecteurs.

 

Les lignes suivantes, que j'ai choisi de reproduire pour introduire la troisième et dernière vidéo, sont tirées du blog d'Alexis Corbière. Elles résument parfaitement le fond de ma pensée :

« Il y a quelques jours, une nouvelle vidéo, filmée sous un autre angle, présentant cette "altercation" vient d'être publiée. Curieusement, elle n'a pas circulé l'an dernier. Je m'interroge d'ailleurs sur cette discrétion. Poser la question, c'est sans doute déjà y répondre. Elle offre pourtant selon moi une autre lecture de cet épisode. Elle ne produit pas le même effet sur le téléspectateur. L'image n'est plus celle d'un homme en gros plan, l'air vengeur, en train de s'en prendre à un "pauvre étudiant", mais plutôt celle d'un homme politique qui donne son opinion sur le si important métier de journaliste, ses excès et ses dérives. Il interpelle, pour le faire réagir à un moment clé de sa carrière, un homme qui vise à apprendre son métier. C'est sans doute parce qu'elle plus favorable à mon camarade Mélenchon, que l'auteur mystérieux de cette nouvelle vidéo a fait le choix de la garder sous le coude. Dommage. »

Je vous laisse en juger par vous-mêmes :

 

En guise de conclusion

Je remercie les gens qui ont publié cette vidéo, car elle permet de montrer que Mélenchon ne s'est pas montré aussi agressif que n'ont voulu le faire croire les journalistes, les éditocrates et autres soi-disant experts en commentaires. Je leur en veux toutefois d'avoir attendu si longtemps — plus d'une année ! — avant de mettre cette vidéo à disposition du grand public. Si elle avait circulé dès le déclenchement du buzz, jamais la polémique n'aurait été aussi vive. Mais apparemment, si les deux auteurs de la vidéo n'ont pas jugé bon de la rendre publique plus tôt, c'est parce qu'ils n'y voyaient « pas trop d'intérêt à l'époque », si ce n'est de déclencher « un  "buzz" gratuit, en particulier pour Mélenchon ». [3] Sauf que niveau buzz on ne craignait plus grand chose à ce moment-là : on était déjà en plein dedans. Visiblement, pour certains journalistes, les faits ne méritent d'être rétablis que si cela présente un intérêt — de quelle nature ? commerciale ? — et ça se joue à la tête du client... Niveau déontologie, c'est un peu limite non ?

Si cette vidéo avait été diffusée plus tôt, nous n'aurions pas eu à gaspiller tant d'énergie autour de ce fait divers dénué d'intérêt... Mélenchon n'aurait pas été la victime d'un tel acharnement médiatique : il aurait pu s'exprimer sur de vrais sujets, défendre les idées du Front de Gauche au lieu d'être sans arrêt sommmé de se justifier. Il en va de même pour les sympathisants et pour les militants, qui auraient pu concentrer tous leurs efforts sur le fond, sur les débats d'idées, au lieu d'avoir constamment à lutter sur la forme, contre l'image caricaturale que les médias donnaient de Mélenchon. Je n'avais pas encore rejoint le Parti de Gauche à ce moment-là, mais j'ai passé beaucoup de temps à lutter contre les amalgames véhiculés sur la toile, notamment en rédigeant des textes sur LePost.fr [ 4] et en commentant des articles hostiles à Mélenchon. Depuis, il m'est arrivé de discuter avec des gens qui m'ont affirmé partager toutes les prises de position du Parti de Gauche, mais avoir été refroidis à cause de cette histoire. Il est clair que ce buzz a nui à l'image de Mélenchon. Et à travers lui, c'est notre cause toute entière qui en a fait les frais, car il est aujourd'hui le mieux placé pour porter un projet de gauche qui soit à la fois radical et concret. La nouvelle vidéo permet de rétablir la vérité sur son attitude face à l'apprenti journaliste, mais elle arrive beaucoup trop tard. Quand je repense à tout ce temps que nous avons perdu, à cause d'un fait aussi mineur... Quel gâchis !

Lorsque je dis que le mal est fait, c'est aussi parce qu'il ne faut pas s'attendre à voir cette vidéo diffusée et commentée dans les principaux médias... Vous ne la verrez probablement nulle part. Non seulement parce que le sujet n'est pas assez vendeur, mais aussi parce que le fait d'évoquer cette nouvelle vidéo obligerait les journalistes à admettre que le lynchage médiatique auquel ils se sont livrés avec tant d'application n'était pas justifié. Il ne faut pas compter sur les médias pour reconnaître qu'ils en ont fait trop, que tout ce battage n'avait pas lieu d'être... Si je dis cela, c'est parce que les nombreux articles que j'ai pu lire sur le site de l'association Acrimed — et, dans une moindre mesure, mon expérience personnelle [5] — m'ont appris que les journalistes ont toujours raison. Même lorsqu'il ont tort.

N.B. : Ces dernières lignes, rédigées le 2 avril, sont confirmées par le silence radio observé par les médias ces derniers jours sur le sujet, alors qu'ils avaient jugé si important à l'époque du buzz ! Je n'ai noté à ce jour qu'une brève sur le site Arrêt sur images, dont le principal animateur, Daniel Schneidermann, était assez partagé, mais avait plutôt pris parti pour le jeune journaliste... sur la base des images qui était alors disponibles. La brève consacrée aux nouvelles vidéos reconnaît toutefois aujourd'hui que Mélenchon est « moins dur en version longue ».

Notes :

[1] Je dispose évidemment de preuves de ce que j'avance : j'ai des captures d'écran, et ces propos sont toujours en ligne. Mais bien que l'étudiant en journalisme ne se soit pas privé de mettre son identité en avant, j'ai jugé préférable de ne pas le faire dans mon article. Je me borne à donner mon point de vue sur des faits et sur des procédés médiatiques, je n'ai aucunement l'intention de me livrer à une attaque ad hominem.

[2] Je recommande à tous ceux qui veulent en savoir plus sur le sujet la lecture d'un article de la défunte revue CQFD, reproduit en intégralité sur le site d'Acrimed, qui s'intitule "Le journaliste brande mou" et qui se trouve ici : http://www.acrimed.org/article3366.html.

[3] Propos recueillis sur la page Twitter de l'un des auteurs de la vidéo.

[4] Ce qu'ai pu lire à l'époque sur LePost.fr m'a poussé à rédiger ces deux articles :

- "La rédaction du Post aurait-elle un problème avec Jean-Luc Mélenchon ?" (05/04/10).

Ce billet était destiné à exprimer mon indignation suite à la lecture d'un article totalement débile signé par la rédaction du Post, qui faisait croire à ses lecteurs — en utilisant un titre racoleur et une citation tronquée, tout en faisant un absurde contre-sens — que Mélenchon avait l'intention de porter plainte contre l'étudiant en journalisme. Bref du grand n'importe quoi...

- "Pour en finir avec les raccourcis sur Jean-Luc Mélenchon et la prostitution" (13/04/10).

Dans cet article, je dénonçais les contre-vérités assénées sur la toile et dans la presse à propos de l'indifférence supposée de Mélenchon quant au sort des prostituées. J'y rappelais qu'il avait exprimé de profonds regrets sur l'impression que pouvait donner la vidéo reprise en boucle dans les médias. J'y signalais également que, parmi les commentateurs éclairés, il ne s'en était trouvé aucun pour remarquer que Mélenchon avait voté un mois plus tôt, au Parlement européen, un texte qui condamnait fermement la prostitution, et abordait notamment la question des maisons closes. Pourtant, son explication de vote était à disposition de tout le monde, sur son blog...

[5] Je fais ici référence à mon article adressé à Jean Quatremer, qui ne m'a valu qu'une réponse méprisante de sa part, celui-ci refusant de chercher à réfuter mes arguments (« une analyse analyse impartiale d'un militant assumé du FG... on s'amuse au FG à ce que je vois » — peut-être pas autant qu'à Libération, mais on fait ce qu'on peut !), ainsi qu'à mon article sur l'âge moyen de départ à la retraite en Grèce, qui avait fait la Une du site Agoravox. En plein milieu de la crise grecque, tous les médias avaient affirmé sans sourciller que les Grecs partaient en retraite à 53 ans, recopiant sans la vérifier une dépêche Reuters qui contenait une information erronée. Au niveau des médias, il n'y a que l'Humanité Dimanche qui ait jugé bon de relayer le contenu de mon article (et encore : dans un petit encadré, sans me citer comme source). Les jours suivants, aucun journaliste n'a pris la peine de corriger les chiffres annoncés...

Publié dans Critique des médias

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